Mesure du phénomène de « frequency pulling » dans un laser He-Ne à deux modes axiaux par détection hétérodyne

Cela fait longtemps que je veux faire de la détection hétérodyne, et j’ai récemment eu l’occasion de m’y mettre avec mon laser He-Ne qui a la particularité d’avoir deux modes axiaux séparés par 1GHz.

Matériel

L’idée, c’est d’utiliser une photodiode assez rapide (temps de montée <1ns) branchée sur un récepteur radio dont la plage de fréquence est suffisamment élevée pour capter le signal. J’ai donc choisi d’utiliser ma radio logicielle rtl-sdr de Noo-Elec qui peut se synthoniser jusqu’à 1,7GHz avec une largeur d’acquisition de 2,4MHz. La photodiode est la FDS02 de thorlabs et un temps de montée de 47 ps et de descente de 246 ps. L’impédance de ma radio est de 50Ohm et la capacitance de jonction de la photodiode non-biaisée est de 2pF, ce qui fait théoriquement que le circuit peut observer des signaux jusqu’à 60GHz avant de perdre 3dB. Je voulais mettre toutes les chances de mon côté, étant donné que le bruit de mon récepteur radio est tout de même élevé. La photodiode coûte 90$US et la radio logicielle, 35$US, le laser He-Ne reste le plus cher dans tout ça, à 260$US sur ebay. On peut accomplir de la science vraiment intéressante à faible budget!

La construction est simple : j’ai soudé les deux broches de la photodiode sur un câble SMA coaxial relié à la radio. La photodiode est placée directement dans le faisceau de sortie du laser. La radio est branchée dans un port USB de l’ordinateur et le programme Gqrx est utilisé pour synthoniser la fréquence hétérodyne et afficher la FFT en temps réel.

Mesure

Voici une capture d’écran vidéo du signal obtenu sur ma radio :

Discussion

La cavité du laser fait 14cm. Cela veut dire que les modes axiaux supportés sont espacés de v = c/2d = 3e8/(2*0,14) = 1,071GHz. Ce calcul rapide m’a permis de rapidement scanner la radio pour trouver la fréquence du phénomène, autour de 1,08GHz. Le signal à 1,08GHz pile est évidemment un contaminant radio provenant de l’environnement, probablement de l’aéroport de Québec dans ce cas-ci puisque c’est dans la bande réservée à l’aviation.

Le fasiceau du laser He-Ne est à 632nm, ce qui fait que la fréquence optique est de 4,7*10^14Hz, ce qui est beaucoup trop rapide pour être capté par n’importe quelle électronique. Avec la détection hétérodyne, ce qu’on mesure, c’est l’enveloppe du battement, qui a une fréquence de | f1 – f2 |, soit la différence entre les fréquences des deux modes. Cela est rendu possible parce que les deux modes tombent exactement au même endroit sur la photodiode, qui répond à l’intensité lumineuse du signal total.

Au départ, je m’attendais à mesurer un signal plutôt stable, qui s’allume et s’éteint selon le nombre de modes dans la cavité. En effet, puisque le laser se réchauffe au départ, le verre du tube se dilate petit à petit, ce qui joue sur la longueur de la cavité, et donc sur la fréquence des modes supportés. La courbe de gain reste peu impactée par ce phénomène (je crois), cela signifie que les modes se promènent à l’intérieur de cette courbe, et qu’on a tantôt un, tantôt deux modes présents, avec une fréquence qui reste à ±1,5GHz (la largeur de la courbe de gain dans le laser He-Ne due au « doppler broadening »). Ou, à la rigueur, si le verre du tube se dilatait de l’ordre de 100 microns ou plus dû au réchauffement, on observerait une diminution progressive de la fréquence de battement d’environ 1MHz.

Or, un autre effet est observé, soit une variation rapide et dans les deux sens (un va-et-vient, à deux fréquences différentes) de la fréquence hétérodyne, avec un amplitude d’environ 400kHz. Ce sont les espèces de paraboles couchées que l’on observe dans la FFT au début de la vidéo. La vitesse de ce phénomène ralentit au fur et à mesure que le laser se réchauffre, jusqu’à atteindre un point de relative stabilité. Cela prend environ 30min de réchauffement pour atteindre ce moment, ce qui correspond bien avec mes autres mesures de stabilité en polarisation. À la fin du vidéo (minute 2, qui correspond dans la réalité à la minute ~30), on voit comment le laser devient stable, mais sensible à toute fluctuation de température, puisqu’il est exposé à l’air libre sans contrôle sur le transfert thermique. On atteint tout de même déjà une stabilité sur la fréquence à moins de 100kHz.

La question est donc : qu’est-ce qu’on observe? Pourquoi? Après plusieurs heures de recherches dans mes manuels, dont nottament le « Lasers » de Siegman et le Saleh et Teich, Fundamentals of photonics part II, j’ai compris que le phénomène s’appelle « frequency pulling ». Voici les deux pages traitant de ce sujet dans le Saleh et Teich :

En bref, ce que j’en comprends c’est que l’interaction des photons avec le milieu de gain crée un léger déphasage qui dépend de la position sur la courbe de gain (donc de la fréquence). Cette non-linéarité est tracée à la figure 16.1-3. Le déphasage se traduit en un changement de la fréquence du mode supporté, puisqu’un aller-retour dans la cavité doit donner exactement un multiple de 2pi en phase pour que l’onde soit stationnaire. Plus on s’éloigne du centre de la courbe de gain, plus le déphasage augemente, donc plus la fréquence des modes est « tirée » vers le centre.

Lorsque le laser se réchauffe, les deux modes se promènent le long de cette courbe de non-linéarité, ce qui fait que la différence entre leurs fréquences augmente, puis diminue. Par exemple, supposons qu’un mode est plus proche du centre et que l’autre apparaît tout juste. L’effet du frequency pulling sera maximal, donc la fréquence hétérodyne sera la plus basse. Ensuite, lorsque les deux modes sont à égale distance par rapport au centre de la courbe de gain, la fréquence hétérodyne atteint un maximum, puis redescend à sa valeur initiale de manière symétrique. Cela explique bien la forme de parabole observée dans la FFT du signal.

La seule chose que je ne m’explique pas, c’est le saut périodique d’environ 500kHz lorsque les modes apparaissent et disparaissent. (Le phénomène de parabole est observé tantôt à 1079,5MHz, tantôt à 1080MHz. Il faut bien garder quelques mystères!

À la page 469 du Siegman, un calcul de frequency pulling est fait pour le cas d’un laser He-Ne avec 10% de gain en puissance par aller retour. Cela donne un ratio de 1,6*10^-3. Dans mon cas, j’ai seulement deux modes et j’observe un ratio de ~400kHz / 1GHz = 4*10^-4. Il y a seulement un facteur 4 de différence, ce qui s’explique sûrement par les différences entre les paramètres de mon laser et ceux de l’exemple. Cela me permet toutefois d’évaluer le gain en puissance par aller-retour à (4*10^-4)*2*pi*2 = 0,5%. C’est surprenamment peu, mais le laser est tout de même très court. Étant donné que je ne me suis pas penché sur les détails du calcul et ses approximations, je ne suis pas très confiant sur ce dernier chiffre, c’était davantage pour montrer qu’on peut se servir de la mesure pour calculer d’autres paramètres du laser.

Dans une prochaine expérience, il serait intéressant d’utiliser la détection hétérodyne avec une diode laser, pour voir quels autres phénomènes seraient observables.